Les billets de Thierry Bur n°4 : Lean et Supply Chain Management / 3ème partie – La pratique du Lean

07 oct
7 octobre 2014

Blog-Cereza-Icone-Thierry-BurAprès la 2ème partie « Mon expérience du Lean », j’évoque dans ce troisième billet la pratique du Lean au travers de l’exemple du Toyota Production System, héritier critique du Taylorisme en rupture avec le mode de management traditionnel.

Taylor était un homme de terrain, ce qu’il a pu apporter et théoriser s’appuie sur ses propres observations, orientation que l’on retrouve dans le toyotisme, ou Toyota Production System : le gemba, le terrain est le lieu où les choses se passent, où la valeur ajoutée se crée et les managers se doivent d’être au contact du terrain.

Toyota s’est fortement inspiré de certains principes du taylorisme tels que la standardisation des processus, en définissant le one best way et en généralisation les fiches d’instruction.

Cependant les modes de management proposés par le taylorisme et le toyotisme s’opposent radicalement : Taylor recommandait une séparation verticale du travail entre les managers, les organisateurs et les exécutants dont on n’utilise que les mains. A l’inverse, Toyota s’appuie sur les hommes de terrain y compris sur leur intelligence et leur capacité à imaginer des améliorations de leur poste de travail.

Or le mode de management des entreprises occidentales s’est appuyé sur les principes tayloriens d’organisation généralisés par Ford. Le passage au Lean, notamment dans sa composante managériale, représente donc une véritable rupture culturelle.

La composante humaine du TPS : Un contrat de confiance entre les salariés et leur entreprise

Les salariés sont considérés chez Toyota comme la première richesse de l’entreprise. Les démarches d’amélioration continue doivent donc s’appuyer sur eux.

Il est de ce fait indispensable que les salariés ne soient pas arcboutés sur la conservation de leur poste, qu’ils soient motivés par l’amélioration continue et y voient un intérêt.

Pour que les salariés s’engagent dans la démarche d’amélioration continue, qui à l’extrême peut se traduire par la suppression de leur poste, il est indispensable que se crée une relation de confiance entre les salariés et l’entreprise.

La composante managériale du TPS 

Le TPS présente les caractéristiques suivantes :

  • Il comporte une orientation à long terme, et ne vise pas les réductions de coût à court terme,
  • La mise en œuvre du TPS est réalisée avec les équipes de l’entreprise, qui sont considérées comme sa première richesse,
  • Il implique un travailler ensemble pour obtenir les résultats souhaités.

Autant de principes qui ne vont pas de soi…

La démarche Lean doit de ce fait être incarnée et supportée par le top management. En effet, c’est le top management qui doit affirmer la prépondérance de ce système d’organisation, de ses principes et du mode de management associé, le respect et la prépondérance du client, le respect du personnel et la nécessité de l’implication dans les actions d’amélioration continue.

Certains définissent le Lean comme KAIZEN (amélioration continue) + RESPECT [1].

Le respect du personnel s’appuie sur :

  • En premier lieu, une réponse aux attentes fondamentales du personnel : des conditions de travail satisfaisantes (sécurité, pénibilité…), mais aussi un engagement dans une relation employeur-employé à long terme qui se traduit chez Toyota par le principe de l’emploi à vie,
  • Mais aussi la reconnaissance de l’autre dans son expérience et la légitimité de son point de vue,
  • Une reconnaissance des efforts fournis et des résultats obtenus (y compris de façon financière)

Taiichi Ohno, l’architecte du TPS, conseillait à l’un de ses disciples : « Votre problème est que vous essayez de penser à ce qu’il faut apprendre à vos employés [pour qu’ils travaillent mieux]. Vous n’avez pas besoin de leur apprendre quoi que ce soit. Ce que vous devez faire, c’est aider les opérateurs à rendre leur travail plus facile. C’est cela votre travail. »  Ces propos soulignent l’importance pour le management d’être sur le terrain, à observer, en discutant avec les opérateurs à leur poste de travail et à identifier les améliorations possibles : « l’expérience quotidienne montre que dans bien des cas, il s’agit essentiellement de retirer des barrières qui empêchent le travail de se faire facilement et avec fluidité » [1],

C’est également par l’expérience de changements et d’améliorations réussies que le personnel acquerra de la confiance dans le Lean et dans les changements induits.

« Une grande partie des gains économiques du Lean proviennent de la capacité à mieux travailler entre manager et opérateurs, clients et fournisseurs, ingénieurs et producteurs, de manière à développer des flux de valeurs agiles sans être alourdis par toutes les fausses bonnes idées qui empêchent chacun de travailler facilement et en qualité. » [1]

Jeffrey Liker décrit de façon détaillée et dithyrambique les apports du mode de management Toyota [2], dont voici quelques extraits :

  • Un problème doit être traité au plus bas niveau hiérarchique possible
  • Le management visuel est mis en œuvre afin qu’aucun problème ne reste caché
  • Le manager de proximité passe chez Toyota 90% de son temps au contact de ses équipes
  • Le manager Toyota est avant tout un promoteur de l’apprentissage : il précise l’objectif à ses hommes, les guide et les aide dans la mise en œuvre.

Exemple de mise en œuvre du respect

Jeffrey Liker [2] cite l’usine TABC de Toyota en Californie qui, du fait de la levée de barrières douanières et d’une stratégie de l’entreprise, a vu sa raison d’être remise en question. Toyota considère que les salariés de TABC, ayant bien travaillé et ayant vraiment appliqué le TPS, l’usine ne serait pas fermée mais d’autres débouchés seraient cherchés. Finalement, l’usine fut choisie pour l’assemblage de moteurs de camion, permettant ainsi de maintenir les 600 emplois du site.

Un cadre de Toyota précise : « Lorsque vous demandez à vos salariés de se donner à fond, de trouver des moyens d’améliorer la productivité, qu’ils répondent à vos attentes et qu’ils se retrouvent à la porte dès que les choses vont moins bien, il est difficile d’engendrer la confiance et le respect mutuels. Il ne suffit pas de dire que les ressources humaines sont notre actif le plus précieux, il faut le prouver chaque jour dans les actes. »

1    Le Lean orienté vers la réduction des coûts 

France Inter a consacré une enquête de la rédaction au Lean management à l’hôpital [3]. Il ressort des exemples concrets de mise en œuvre avec comme objectif la réduction des coûts au travers du développement de la chirurgie ambulatoire accompagnée d’un processus optimisé, mais aussi la mise en œuvre de gammes opératoires chiffrées pour les actes standards des infirmières.

Il est évident que ces évolutions constituent une transformation importante du travail infirmier, destiné à les concentrer sur un travail productif.

Cette mise en œuvre se traduit par le mécontentement des personnels hospitaliers qui y ont perdu en qualité de travail, une manager précisant d’ailleurs qu’elle fait tourner ses équipes afin qu’elles ne soient pas toujours employées dans les activités de chirurgie ambulatoire car les cadences y sont importantes et que le personnel risque de s’y user !

Il est difficile de faire une analyse définitive à l’écoute de cette émission mais elle nous interroge :

  • Il s’agit bien de pratiques Lean d’optimisation de processus afin de réaliser des soins avec le minimum de ressources (ressources humaines, moyens mobilisés, temps…),
  • Le respect du personnel au sens de la prise en compte de la qualité du poste de travail a-t-elle été prise en compte ? Il est clair que la dimension de relation humaine, à laquelle les infirmiers sont généralement attachés, ne présente pas une valeur ajoutée particulière dans le cas de soins ambulatoires et doit être réduite. D’où d’inévitables frustrations. Mais comment ceci a-t-il été anticipé et pris en compte ? Une augmentation de l’absentéisme semble témoigner d’une insatisfaction des personnels.
  • A l’écoute du reportage, on a l’impression d’un retour au modèle taylorien caractérisé par une dichotomie entre les penseurs qui conçoivent le processus et les exécutants –les infirmières en l’occurrence- qui n’ont pas leur mot à dire. Comment, et avec quelle intensité, le personnel a-t-il été associé à la conception du processus cible ?
  • Plus précisément, comment les cadences ont-elles été déterminées ? Selon le temps opératoire du geste réalisé par le médecin ? Comment ces postes infirmiers ont-ils été dimensionnés et comment ont-ils été ajustés ? Le prix à l’acte est-il le driver principal de cette transformation et de ce dimensionnement ?
  • Une transformation du management de l’hôpital et notamment celle du management de proximité a-t-elle eu lieu : le management de proximité est-il présent sur le terrain dans une orientation d’amélioration continue voire pour donner un coup de main ? Ce qui supposerait une transformation profonde des postes de management, ce qui n’a pas été évoqué.
  • Une évaluation de ces nouvelles pratiques est-elle mise en œuvre dans chaque unité concernée ?

Peut-être les contraintes de retour à l’équilibre des hôpitaux ont-elles biaisé la démarche Lean en l’orientant exclusivement sur la réduction des coûts à court terme, en oubliant ses autres dimensions et en voulant dès le début atteindre des cadences élevées. Il s’agit là d’une dérive courante du Lean.

De façon incontournable, le Lean conduira à différencier fortement les postes dans les hôpitaux en fonction de la valeur associée : si dans le cas de la chirurgie ambulatoire, l’objectif est quantitatif, les gestes étant répétitifs, espérons que dans le cadre de l’hospitalisation, notamment de longue durée, le contact humain entre soignants et patients restera considéré comme porteur de valeur.

La France n’est bien entendu pas le seul pays concerné par ces transformations dans les hôpitaux, on parle au Canada du Spleen au lieu du Lean.

Cet exemple illustre la mise en œuvre du Lean dans une optique de réduction des coûts. Le Projet Lean Enterprise de Telecom Paristech [1] décrit clairement, dans un de ses éditoriaux, les différentes façons possible de mettre en œuvre le Lean : « Le Lean impose de ne pas répondre sans être sur le terrain dans une situation réelle. Ce qui est clair est que les outils du Lean peuvent être interprétés par chacun avec respect, c’est-à-dire avec le souci de réduire la pénibilité et d’impliquer l’opérateur dans l’allègement de son poste, ou sans respect, c’est-à-dire avec un impératif de productivité qui ne se soucie pas des avis et des opinions de ceux qui apportent de la valeur. »

Ce mode de mise en œuvre du Lean permet en effet une réduction des coûts à court terme, qui peut être dans certains cas salutaire. Cependant, elle n’introduit pas une profonde transformation du mode de management, qui s’appuierait sur le respect mutuel (notamment au travers d’une attention à la pénibilité des postes de travail) et l’amélioration continue… voire détériore les conditions de travail.

Auteur : Thierry Bur

A suivre : Lean et Supply Chain Management 4ème partie – que retenir de la mise en œuvre du Lean management (abonnez-vous via le lien RSS dédié)

Sur le même sujet :

Lean et Supply Chain Management 1ère partieOrigine et définition du Lean 

Lean et Supply Chain Management 2ème partie – Mon expérience du Lean 

Sources :

[1] http://www.Lean.enst.fr/wiki/bin/view/Lean/RespectProjetLeanEntreprise

De façon plus générale, les posts du Projet Lean Enterprise de Telecom ParisTech sont de grande qualité, je vous engage à consulter ce site.

[2] Le modèle Toyota – 14 principes qui feront la réussite de votre entreprise, Jeffrey Liker, 2009

[3] http://www.franceinter.fr/emission-lenquete-de-la-redaction-Lean-management-a-lhopital-des-soins-a-la-chaine-0

 

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