Les billets de Thierry Bur n°4 : Lean et Supply Chain Management / 6ème partie : Les implications du Lean dans la Suppply Chain

28 oct
28 octobre 2014

Blog-Cereza-Icone-Thierry-BurPour ce 6ème article, je vous propose d’aborder le sujet du Lean et de la Supply Chain sous différents angles : la relation aux  partenaires dans la Supply Chain étendue, l’organisation et la  planification de la production et enfin le Lean et la logistique.

1. La relation aux  partenaires dans la Supply Chain étendue

Dans la lignée des fondements du Toyota Production System, Honda et Toyota respectent leurs fournisseurs et construisent avec eux des relations à long terme. Les fournisseurs européens ou américains de ces deux constructeurs considèrent qu’ils ont une relation d’égal à égal avec leur client.

Si Toyota est considéré comme un client exigeant, il est en revanche reconnu comme étant juste et loyal, et comme apportant du soutien à ses fournisseurs pour les aider à s’améliorer.

Jeffrey K Liker et Thomas Y Choi ont analysés le modèle de relation de Toyota et de Honda avec leurs fournisseurs et ont formalisé 6 principes mis en œuvre dans le cadre de ces relations [1].

  • 1er principe : Comprendre comment fonctionne le fournisseur

Il s’agit d’aller sur le terrain pour comprendre comment le fournisseur travaille, de connaître ses compétences et ses capacités pour l’aider à s’améliorer. Le contrat entre Toyota et le fournisseur veillera à garantir la co-prospérité des deux partenaires. Il ne s’agit pas d’étrangler le fournisseur mais de lui garantir un prix permettant de réaliser quelques profits.

  • 2ème principe : Transformer la rivalité entre fournisseurs en opportunités

Chaque famille de composants doit être sourcée auprès de 2 ou 3 fournisseurs.

Le contrat de fournisseur court sur la durée de vie du véhicule. Si la performance du fournisseur n’est pas conforme, il ne sera pas reconduit pour la proChaine génération. A l’inverse, si le fournisseur progresse, il aura l’opportunité de gagner de nouveaux contrats sur d’autres programmes.

  • 3ème principe : Superviser les fournisseurs

Le contrôle est la contrepartie de la confiance de Toyota et de Honda dans leurs fournisseurs.

Honda envoie mensuellement un rapport au top management de ses fournisseurs… et ce sera au top management de s’impliquer directement pour la résolution de problèmes majeurs. Ces constructeurs peuvent avoir une approche  intrusive pour souligner rapidement les problèmes, mais le fournisseur reste responsable de la mise en œuvre des actions correctives

  • 4ème principe : Développer la compatibilité des compétences des fournisseurs

Il s’agit notamment de faire en sorte que les fournisseurs deviennent à terme autonomes pour le développement de nouveaux composants, les fournisseurs ayant développé une connaissance détaillée des attentes des constructeurs. Des fournisseurs tels que Aisin et Denso sont pleinement autonomes pour la réalisation de nouveaux produits. A l’inverse, des nouveaux fournisseurs occidentaux ont besoin de monter en compétence, avec l’assistance du constructeur. C’est dans ce cadre que des ingénieurs peuvent être accueillis au sein des équipes Toyota et inversement, permettant ainsi de cerner et d’acquérir la culture, le vocabulaire et les attentes du partenaire.

  • 5ème principe : Partager des informations de façon intensive mais sélective
  • 6ème principe : Conduire des actions communes d’amélioration continue

Toyota soutient ses fournisseurs et les assiste pour la mise en œuvre d’actions d’amélioration au travers de recommandations en termes d’améliorations, de formation au TPS voire d’accompagnement dans la transformation. Honda a des équipes d’ingénieurs qui accompagnent les fournisseurs dans la durée, mais en échange, 50% des gains sont reversés au constructeur.

L’ensemble de ces 6 principes sont appliqués simultanément par les constructeurs tels que Honda et Toyota. Ceci implique un investissement lourd de la part des constructeurs, prérequis à la construction de relations à long terme avec ces partenaires. Et les auteurs insistent sur le fait qu’il est plus difficile de construire des relations à long terme qu’on ne le pense, mais ce type de cadre et une constance de la stratégie de l’entreprise y contribuent.

Ce faisant, ils construisent un keiretsu avec leurs fournisseurs occidentaux, qui s’appuie sur un véritable  partenariat, mais en l’absence de participations croisées comme c’est le cas avec les équipementiers et partenaires japonais.

Il est à noter que ce choix réalisé par Toyota et Honda de s’appuyer sur le tissu industriel local, de nouer de véritables partenariats est contraire à l’idée de délocalisation de la production dans des pays à bas coût, où le seul bénéfice est l’avantage coût alors que d’autres facteurs ont une importance cruciale : la qualité, la réactivité, les compétences techniques…

A l’inverse, les big three sont décriés dans l’ouvrage de Liker et Choi, notamment du fait de leur brutalité et d’un niveau de compétence lacunaire.

Ce mode de partenariat et le cadre de fonctionnement que permet le TPS n’a été compris par les managers occidentaux que tardivement comme le démontre l’anecdote suivante. Lors d’un déjeuner avec un directeur général adjoint de Renault auquel je participais, au milieu des années 1990, ce dernier affirmait que Toyota avait changé de stratégie et allait se focaliser sur la réduction des coûts… c’était méconnaître que la réduction des coûts pouvait être réalisée dans le cadre du TPS : les coûts de production des Camry et Accord ont été réduits de 25% au cours des années 1990, sans que le niveau de qualité n’en pâtisse, ni que les fournisseurs ne soient étranglés. Parallèlement, Renault a engagé des actions de réductions de coûts avec ses fournisseurs, mais on n’a plus entendu parler de Qualité Totale.

Enfin, Nissan n’a pas été cité ci-avant et pour cause. En effet, si les pratiques de Nissan en termes de Lean manufacturing étaient au meilleur niveau (l’usine de Sunderland au Royaume Uni est l’une des usines les plus productives au monde), il existait de nombreuses lacunes au niveau du management du keiretsu,  qui ont conduit le constructeur quasiment à la faillite et à la nécessité de l’alliance avec Renault en 1999. La révolution culturelle que représentait le démantèlement du keiretsu Nissan a été conduite par Carlos Ghosn et a contribué à un retour aux bénéfices somme toute rapide de la société.

2.     L’organisation de la production  

La conception Lean des produits veille à développer la modularité et à standardiser les composants, ce qui contribue à simplifier les processus de fabrication, d’assemblage ainsi que la logistique associée.

La mise en œuvre du Lean se traduit par une profonde évolution de l’organisation industrielle et des modes de  production [2] :

-       Le principe maître est de créer des chaînes de valeur en regroupant des produits ou des services similaires.

-       Le fait d’assurer un flux ininterrompu d’un  bout à l’autre de la chaîne de valeur, qui se traduit notamment par des organisations en lignes d’assemblages et en îlots (cellules) de fabrication

-       La mise en œuvre de flux tiré lorsque la chaîne de valeur doit être interrompue (kanban notamment)

Les principes précédents sont simples à rédiger, mais peuvent nécessiter d’importants efforts pour rendre la production plus flexible : la production devant être réalisée en petites quantités, il est important de réduire drastiquement les temps de changements de production afin d’être en mesure d’adapter la production à la demande des clients sans constituer de stocks, ce qui conduit à optimiser et à standardiser les opérations.

Le principe du heijunka conduit également à rendre les moyens de production capables de fabriquer différents types de produits similaires (par exemple plusieurs modèles de véhicules sur la même ligne d’assemblage).

Le fait ainsi de disposer d’un outil industriel flexible permet de :

-       mutualiser les moyens de production entre différents produits, permettant d’accroître le taux d’utilisation des usines (par exemple, l’usine de Sunderland comporte 2 lignes et fabrique 5 véhicules pour une capacité qui sera portée à 550000 véhicules en 2016).

-       D’accroître la vitesse d’adaptation de l’outil industriel aux évolutions du marché car la production en flux tiré et l’organisation Lean permettent de réduire les délais de fabrication (le ratio temps à valeur ajoutée / temps à non valeur ajoutée étant nettement réduit par rapport à une production classique)

3.     La planification de la production

Avant d’entrer dans les techniques de planification, il est à noter que l’organisation physique se traduit par des flux continus et des flux tirés et par un lissage et une flexibilisation de la production (heijunka). Tout ceci  facilite grandement l’écoulement des flux et la planification qui en devient beaucoup plus aisée.

La planification de production Lean peut être séparée en deux types d’opérations : la planification à moyen terme et l’exécution de la production.

La planification moyen terme, qui permet d’établir le Plan Directeur de Production permet d’anticiper les évolutions requises en termes de volumes et de capacités de production pour répondre aux évolutions prévues de la demande sur un horizon de plusieurs mois. Cette planification permet également de caler le volume de production sur un horizon plus court terme au niveau de la demande du marché  afin d’éviter la constitution de stocks. La production est lissée afin de garantir une stabilité des volumes à produire chaque jour.

Le plan directeur de production est conforme aux principes du MRP 2 (Manufacturing Resource Planning).

L’exécution de la production est finalement assez simple dans le TPS :

-       La production de la ligne d’assemblage est cadencée au niveau du takt time, afin de ne produire que ce que le marché est susceptible d’absorber,

-       Le mix produit est identique de jour en jour

-       Dans le cas du kanban, c’est l’atelier lui-même qui ordonnance la production selon des priorités claires et visuelles, telles que l’illustre le tableau suivant dans lequel les cartes kanban revenant du site de consommation s’empilent pour chaque référence produite, l’arrivée en zone jaune puis rouge précisant le niveau d’urgence de la mise en production.

Ces principes d’exécution sont assez différents du MRP 2 :

-       L’appel des composant n’est pas réalisé selon le principe du MRP (Material Requirement Planning) qui présent l’inconvénient de fonctionner en flux poussés, avec pour conséquence de rendre diffiile de savoir prioriser la production (la production sur prévision et sur ordre ferme étant confondue, on ne sait pas distinguer ce qui est indispensable à la fabrication des produits commandés par les clients) voire de créer de la nervosité (variation significative de planning MRP). De plus, le MRP est réalisé par des planificateurs, ce qui rajoute un intermédiaire entre les ateliers clients et les ateliers ou site fournisseurs.

-       Il n’y a plus besoin de systèmes complexes pour ordonnancer de façon fine la production, ou tout au moins le nombre de contextes dans lesquels des systèmes d’ordonnancement est requise diminue fortement.

4.     Lean et logistique

La logistique n’est pas une activité génératrice de valeur ajoutée en tant que telle.

Cependant, c’est une activité indispensable et qui, mal conduite, pourrait générer des gaspillages.

En m’apppuyant sur ma connaissance du sujet, je souligne ci-après quelques éléments constitutifs d’une logistique Lean :

-       Chez Toyota, les contenants utilisés pour alimenter les usines en composants ont été standardisés et leur nombre est restreint. Il en résulte une plus grande simplicité de gestion du parc voire de meilleurs remplissage des moyens de transport. Chez certains constructeurs européens, le nombre d’emballages est bien plus élevé et enfin d’autres encore utilisent toujours des emballages perdus.

-       Le bénéfice du heijunka (lissage de la production en quantité et en mix) et le flux tiré sont des facteurs importants pour garantir la stabilité des volumes à enlever jour après jour (voire tranche horaire par tranche horaire) permettant d’assurer une grande stabilité du plan de transport et d’éviter des débords qui nécessiteraient de coûteux moyens de transport additionnels.

-       Une pure approche logistique conduirait certainement à estimer que les coûts de transport chez Toyota pourraient être réduits par une réduction des fréquences de passage chez les fournisseurs. Cependant, cette solution permet de réduire les stocks en usine : la mise en œuvre d’un trailer yard (en-cours de remorques en attente d’être déchargées à l’usine) permet de réduire drastiquement les stocks dans les murs de l’usine et de limiter les opérations logistiques au sein de l’usine.

-       Les usines Lean d’assemblage automobile (Smart à Hambach et Toyota à Onnaing) ont des surfaces optimisées, environ deux fois inférieures aux usines historiques des constructeurs français, et l’optimisation des flux logistiques a été intégrée dès la conception de ces sites récents. Les images de l’usine Smart de Hambach sont très explicites [3],

-       Enfin, la logistique en usine est au service de la ligne d’assemblage : l’augmentation des fréquences d’approvisionnement des bords de chaîne en composants contribuer à améliorer l’implantation des bords de ligne, pour permettre de réduire les trajets et gestes réalisés par les opérateurs. Ces derniers peuvent donc passer davantage de temps à des opérations à valeur ajoutée, à savoir le montage de pièces sur les véhicules.

Le gemba walk appliqué à la logistique se traduit notamment chez Toyota par un gemba drive : un responsable de Toyota accompagnée d’un responsable du transporteur suivent en voiture une tournée de camion afin d’identifier les potentiels d’amélioration, d’identifier et de traiter les dysfonctionnements.

5.     Synthèse

La mise en œuvre du Lean conduit à déployer cette démarche sur la chaîne logistique amont ainsi que sur la chaîne logistique aval. La façon de déployer le TPS se fait dans le respect des partenaires dans le cas de Toyota et de Honda, contribuant ainsi à l’alignement des intérêts des différents partenaires dans la Supply Chain. Nous avons déjà vu que la mise en œuvre du Lean ne se fait pas toujours dans cet esprit de respect.

La mise en œuvre du Lean de façon opérationnelle au niveu de la conception des produits et de l’organisation industrielle dans les usines de l’entreprise centrale de la Supply Chain et des usines des fournisseurs permettent un réduction globale des stocks et des en-cours, des coûts, des délais et une amélioration de la qualité.

La mise en œuvre du Just-In-Time nous laisserait à penser que la chaîne logistique devrait être plus sujette à des aléas. De fait, l’attention des managers accordée au terrain, notamment au travers des gemba walks, permet  de réduire les aléas, d’identifier et de traiter les dysfonctionnements. Une Supply Chain Lean (tout au moins de la façon que Toyota met en œuvre le Lean) est de ce fait robuste :  aucune usine Toyota n’a stoppé sa production suite à l’accident nucléaire de Fukushima, contrairement à une usine GM aux USA.

Auteur : Thierry Bur

A suivre : Pourquoi le lean est-il moins efficient que le Toyota Production System (abonnez-vous via le lien RSS dédié)

Sur le même sujet :

Lean et Supply Chain Management 1ère partie – Origine et définition du Lean 

Lean et Supply Chain Management 2ème partie – Mon expérience du Lean 

Lean et Supply Chain Management 3ème partie – La pratique du Lean

Lean et Supply Chain Management 4ème partie – Que retenir de la mise en œuvre du Lean management

Lean et Supply Chain Management 5ème partie - Les fondements du Lean – une orientation flux

Sources :

[1] Building Deep Supplier Relationships, Jeffrey K Liker et Thomas Y Choi, Harward Business Review on Supply Chain Management, 2006

[2] Objectif Lean : Réussir l’entreprise au plus juste : enjeux techniques et culturels (Editions d’organisation, 2004), John Drew, Blair McCallum, Stefan Roggenhoffer

[3] le cheminement de la ligne d’assemblage est explicite sur le site suivant http://media.daimler.com/dcmedia/0-921-657635-1-816130-1-0-0-0-0-1-0-854934-0-3842-0-0-0-0-0.html, et la photo suivante illustre la présence de quais et de remorques au plus près de la ligne d’assemblage : http://www.autointell.net/nao_companies/daimlerchrysler/smart/thesmart1.htm

 

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